Narrateur ou auteur ?[modifier | modifier le code]
À la manière journalistique dont il est coutumier63, à l'instar aussi de ses grands prédécesseurs du xviiie siècle, Fielding et Smolett en particulier, Dickens s'adresse directement au lecteur, et il n'est que d'observer le titre des chapitres pour remarquer ce souci prétendument didactique. Ainsi, le chapitre II est intitulé : « Wherein certain Persons are presented to the Reader, with whom he may, if he please, become better acquainted » (« Où sont présentées au Lecteur certaines Personnes avec lesquelles, si tel est son désir, il a loisir de faire plus ample connaissance »). La mention du mot « Reader », repris par le pronom personnel « he », l'humble suggestion laissée à son bon plaisir, tout cela tend à le placer au cœur même du récit en cours de présentation.
Reste à déterminer qui parle vraiment à la troisième personne dans ce récit. La distinction entre « auteur » et « narrateur »64, est pertinente dans bien des cas, par exemple dans Bleak House où se démarquent un narrateur à la troisième personne quelque peu en décalage avec Dickens, et surtout une narratrice, Esther Summerson, qui s'exprime à la première personne et présente les faits sous un angle qui lui est particulier, mais n'a plus vraiment de sens ici : ce narrateur ne cherche en rien à se distinguer de l'auteur dont il épouse les enthousiasmes et les indignations, mène les combats et partage les ébaudissements. D'ailleurs, Kenneth Hayens ne s'embarrasse pas de la distinction entre l'un et l'autre dans sa préface (il est vrai que Gérard Genette n'avait pas encore publié ses ouvrages), ne connaissant que « Dickens » : ainsi, dans les rapports entre auteur et personnages, il souligne l'imbrication affective, le manque d'enthousiasme envers le jeune Martin, la passion pour Ruth Pinch, le désintérêt pour l'incorruptible Mary Graham. Il s'agit-là de « parti-pris » (bias), ajoute-t-il, qu'il met entièrement sur le compte de Dickens et non sur celui d'un délégué aux écritures fictif, le dédoublement désormais obligé paraissant artificiel et vain dans le cas de Martin Chuzzlewit54.
Toujours est-il que les intrusions d'auteur abondent, souvent ironiquement pour mettre le lecteur sur la bonne voie de la réflexion. Ainsi, Pecksniff, sa première bête noire, est sans cesse mis en question par l'observateur extérieur, comme dans le chapitre XX, en préambule aux propres interrogations de Jonas sur la confiance qu'il doit lui témoigner : « Ici s’élève une question de philosophie : à savoir si M. Pecksniff avait ou non raison de dire qu’il eût reçu de la Providence un patronage, un encouragement particulier dans ses efforts. […]. Combien d’entreprises, nationales et individuelles (mais surtout les premières), passent pour être dirigées spécialement vers un but glorieux et utile, qui seraient loin de mériter une opinion si favorable, si on voulait les approfondir, au lieu de se borner à les juger d’après l’étiquette du sac ! Les précédents sembleraient donc démontrer que M. Pecksniff appuyait ses paroles sur de bons arguments, et qu’il avait pu à juste titre s’exprimer ainsi, non par présomption, par orgueil ou par arrogance, mais dans un esprit de conviction solide et de sagesse incomparable »65.
La veine théâtrale[modifier | modifier le code]
Page de titre de Tom Jones.
Dickens est féru de théâtre, et s'y rend pratiquement tous les jours66. Ses romans, et Martin Chuzzlewit ne fait pas exception, deviennent des prosceniums et des scènes qui, selon Philip V. Allingham, « grouillent d'action et résonnent de voix [venant] de toutes classes et conditions »25. En effet, il procède de crise en crise à la manière du mélodrame en vogue, présentant adroitement de nouveaux personnages et des décors insolites qui relancent l'intérêt, tel un autre homme de théâtre, Henry Fielding (1707-1754), qui envoie son héros à Londres dans Histoire de Tom Jones, enfant trouvé (1749), alors que lui recourt à un expédient plus radical en l'expulsant aux Amériques.
Dans Martin Chuzzlewit, et en cela, le roman ne fait pas davantage exception, cette veine théâtrale ressortit aussi au genre de la farce67, certains personnages réagissant conformément à un schéma comique préétabli quelles que soient les circonstances dans lesquelles ils se trouvent. Ainsi, un tic nerveux, physique ou verbal, répété à satiété, ou une obsession, comme celle du testament chez le vieux Martin, document constamment remanié, et détruit sans jamais avoir été consulté, ou les lettres que M. Nadget s'écrit et se poste chaque jour, et qu'il brûle méticuleusement dès leur distribution. Parfois, ce comique devient grotesque et même macabreN 11 ; ainsi, le mari de Mrs Gamp vend sa jambe de bois pour une boîte d'allumettes, Pecksniff lui-même compare la jambe humaine à son substitut prothétique et disserte sur l'anatomie de l'art et l'anatomie de la nature : « Les jambes de l’homme, mes amis, sont une invention admirable. Comparez-les aux jambes de bois, et observez la différence qu’il y a entre l’anatomie de la nature et l’anatomie de l’art. Savez-vous, ajouta M. Pecksniff en se penchant sur la rampe avec cet air familier qu’il prenait toujours vis-à-vis de ses nouveaux élèves, savez-vous que je voudrais bien connaître l’opinion de Mme Todgers sur une jambe de bois, si cela lui était agréable ? »68.
Cette jambe de bois, maniée avec virtuosité, finit par surpasser celle qu'octroie la nature, l'objet s'anime alors que l'individu s'est chosifié69. Ainsi, le célèbre vent qui se lève au second chapitre, décroche l'enseigne du Dragon bleu, projette les feuilles et les débris sur l'auguste tête pecksniffienne, puis « [e]nfin, fatigué lui-même de ses petites malices, l’impétueux coureur d’espace s’éloigna, satisfait de sa besogne, mugissant à travers bruyère et prairie, colline et plaine, jusqu’à ce qu’il gagnât la mer, où il alla rejoindre des compagnons de son espèce, en humeur de souffler comme lui toute la nuit »70,N 12.
La veine picaresque[modifier | modifier le code]
Senin, 10 Maret 2014
ressortit aussi au genre de la farce67, certains personnages réagissant conformément à un schéma
14.20
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