Philip V. Allingham voit trois éléments dans l'aspect picaresque de Martin Chuzzlewit : d'abord l'intrigue Pecksniff-Jonas, exposant les effets destructeurs de l'égoïsme et de l'hypocrisie, et comprenant l'étude psychologique d'un criminel qu'accompagnent des développements à caractère policier ; le voyage du jeune Martin et de Tapley en Amérique reconstituant la paire Don Quixote et Sancho Panza dans la vallée du Mississipi, satire swiftienne de la jeune république ; enfin, l'intrigue centrée sur Sairey Gamp et ses associées25. Cette analyse peut être nuancée : le premier aspect, du moins dans ses développements criminels, ressortit surtout à la mode dite Newgate School of Fiction71 qu'a dénoncée Thackeray ; tandis que les épisodes centrés sur Mrs Gamp servent surtout à souligner les carences du système de soins infirmiers dont souffre l'Angleterre et à faire évoluer un personnage pittoresque comme mu par sa seule énergie comique ; reste donc l'aventure américaine, aux différences près, cependant, qu'il s'agit d'une parenthèse et qu'elle se termine mal puisque les deux héros malheureux sont contraints de revenir au bercail.
Pour autant, cette fuite ressemble à beaucoup d'autres dans l'œuvre de Dickens : un enfant, ici un fils déjà grand, en proie à une sorte de terreur, s'éloigne du danger que représente son environnement (comme dans Oliver Twist ou The Old Curiosity Shop). De plus, Philip V. Allingham souligne la parenté de cette situation avec celle de l'auteur lui-même : un voyage initiatique de la naïveté à la connaissance de soi, un cheminement social de l'insécurité vers l'aisance, et surtout, « l'Odyssée politique de l'aller et retour [Angleterre-]États-Unis »25. En janvier 1842, en effet, Dickens et son épouse confient leurs enfants à leur grand ami l'acteur William Macready, et s'embarquent pour l'AmériqueN 13,72,73. Au départ, Dickens se déclare républicain de cœur et rêve de voir à l'œuvre cette société réputée sans classe qu'ont inspirée les Lumières du xviiie siècle. Il est vite désabusé, ne rencontrant qu'orgueil, mépris xénophobe et violence en lieu de compromis. Son roman donne alors libre cours à une satire de caractère swiftien, où le naïf Gulliver est remplacé par les observateurs inexpérimentés mais ironiques que sont Mark Tapley et le jeune Martin, porte-parole en Amérique de leur créateur :
« Eh bien, cuisinier, à quoi pensez-vous donc qui vous absorbe tellement ? dit Martin. – Je me demandais ce que je ferais, monsieur, répondit Mark, si j’étais peintre et si l’on me chargeait de représenter l’aigle américain. – Vous le peindriez sous la forme d’un aigle, je suppose. – Non, dit Mark. Je n’en ferais rien. Je le représenterais comme une chauve-souris, à cause de sa vue basse ; comme une poule pattue, à cause de sa forfanterie ; comme une pie, image de sa probité ; comme un paon, à cause de sa vanité ; comme une autruche, parce qu’il se cache la tête dans la boue pensant ainsi n’être pas aperçue… – Et comme un phénix, à cause du pouvoir qu’il a de renaître des cendres de ses défauts et de ses vices pour prendre un nouvel essor dans l’azur du ciel. Allons, Mark ; espérons qu’il renaîtra comme le phénix74! »
La poetic diction du xviiie siècle en leurre[modifier | modifier le code]
James Thomson, l'auteur des Saisons.
Une fois la glorieuse ascendance des Chuzzlewit exposée sur le mode humoristique au chapitre I, le roman s'ouvre au deuxième sur une scène quasi champêtre : un petit village du Wiltshire, non loin de la « bonne vieille ville de Salisbury » (« the fair old town of Salisbury »), qu'entoure une campagne idyllique sur laquelle ruissellent les encore drus rayons d'un soleil automnal. Tous les ingrédients d'un paysage conventionnel sont réunis : l'herbe humide qui étincelle, l'éparse verdure des haies, le « sourire joyeux » du ruisseau, les rameaux déjà dénudés mais qu'agrémentent le babillage et le pépiement (chirp and twitter) des oiseaux, la girouette mouillée luisant au haut du clocher pointu, les fenêtres ombrées de lierre répondant par leurs chauds reflets à la glorieuse réjouissance du jour, etc. Aux alentours, un paysage béni et odorant, aux sons assourdis en accord avec l'harmonie universelle, les volées de graines se posant délicatement dans les bruns sillons fraîchement retournés, le patchwork des chaumes dans les champs, le corail des baies, les replets joyaux des fruits agrippés aux rameaux, le tout nimbé de cette lumière oblique du couchant qui « rehausse le lustre du jour qui se meurt » (« aid the lustre of the dying day »)75. Les ingrédients du paysage : les champs, la terre retournée, les haies, le ruisseau, les branchages (verdure, foliage, boughs, twigs), les verbes exprimant la lumière : glowing, glistening, brightening, sparkled, kindling up, les effets créés par la nature : la grâce, le silence, le repos, l'abondance de l'automne, tout cela semble directement issu de la bonne vieille diction poétique76,77 chère à, par exemple, James Thomson (1700-1748) dans ses Seasons (« Les Saisons ») (1726-1730)N 14, ou son Castle of Indolence. Là comme ici, coulent les automatismes d'écriture, le vocabulaire obligé, les séquences qui, s'il s'agissait de vers, s'organiseraient automatiquement en hill (colline), rill (ruisselet), fill (plein), ou vale (vallon), dale (val), gale (rafale), ou encore fly (voler), sky (ciel), ply (brin) et May (mai), gay (gai), pray (prier)78.
Dickens cherche à créér un effet de contraste, car il s'agit d'introduire dans le récit l'odieux Pecksniff ; en effet, alors qu'il paraît, pris dans une féroce bouffée de vent, la nature s'est dévêtue de ses précédents atours et la furie « incontinente » des airs a pris possession de toutes choses79. Voici donc que le monde est déréglé, l'harmonie rompue, le charme campagnard dissipé, et M. Pecksniff se retrouve par terre, dos au sol, sous l'emprise des éléments, tous feux éteints à l'exception des trente-six chandelles perforant son esprit égaré. La diction poétique, évocatrice d'une nature d'abord domptée et docile, riante et saine, s'est muée en une prose féroce où dominent les mots exprimant le chaos et la folie (pell-mell [pêle-mêle], crazy [fou], wreaking its vengeance [exerçant sa vengeance], etc.) : le dur roman peut, en effet, commencer, les variations sur le thème du vent promettant désormais non de doux zéphyrs, mais des ouragans.
L'ironie dramatique facétieuse[modifier | modifier le code]
Autre facette d'essence sentimentale, le poète conventionnel se change parfois en narrateur facétieux qui, choisissant un personnage aimable et honnête, le taquine directement en s'adressant à lui sur le mode héroï-comique (mock heroic) cher au xviiie siècle, par exemple chez Pope. Ainsi, l'excellent Tom Pinch se voit plaisamment brocardé au chapitre V où deux pages sont consacrées à son physique, son habillement et son équipage. Enchâssé dans cette description80, un paragraphe où le thou de majesté et son cortège de désinences verbales en -st, -est, les fausses surprises que scandent des exclamations, les pseudo interrogations suivies des bénédictions badines, les contrastes entre l'enflure du style et les adjectifs qualifiant l'homme et ses atours (simple, scanty [étriqué(e)], etc.), l'insistance sur la bonté innée, le sourire quasi béat, l'admiration naïve professée pour le méchant (Pecksniff, encore mal connu du lecteur mais que le narrateur dévoile peu à peu selon procédé classique de l'ironie dramatique), tout cela confère à ces pages un cachet de bonhommie teintée de paternalisme.
Le sentimentalisme est léger ici, marqué par la bienveillance de l'humour. Il se garde du pathos mélodramatique qui afflige les faibles et les déshérités, (comme la petite Nell dans The Old Curiosity Shop, Joe le balayeur de Bleak House, Oliver Twist à l'hospice, David Copperfield chez Murdstone), etc. :
« Sois béni dans ton cœur simple, ô Tom Pinch ! Avec quelle fierté tu as boutonné cette redingote étriquée que depuis tant d’années on a si mal nommée une grande redingote ; avec quelle candeur tu as invité à voix haute et gaie Sam le valet d’écurie à ne pas lâcher encore le cheval, comme si tu pensais que ce quadrupède eût envie de partir, et que cela lui fût si facile quand il en aurait envie ! Qui réprimerait un sourire d’affection pour toi, Tom Pinch, et non d’ironie, pour les frais que tu viens de faire ? […] Va, mon brave garçon, pars heureux : fais d’une âme tendre et reconnaissante un signe d’adieu à Pecksniff, là-bas en bonnet de nuit, à la fenêtre de sa chambre ; va, nous t’accompagnerons tous de nos vœux. Que le ciel te protège, Tom ! heureux s’il te renvoyait d’ici pour toujours dans quelque lieu favorisé où tu pusses vivre en paix sans l’ombre de chagrin81! »
La veine fantastico-comique[modifier | modifier le code]
Senin, 10 Maret 2014
des exclamations, les pseudo interrogations suivies des bénédictions badines, les contrastes entre
14.21
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